« Un chemin de mémoire qui, j’ose l’espérer, sera un début de réconciliation » HISTOIRE DE LA REUNION

« Je souhaite tout d’abord vous dire combien je mesure l’importance de ma présence à vos côtés aujourd’hui en tant que représentant de l’État, combien celle-ci est signifiante ».

De 1963 à 1984, plus de 2000 enfants et adolescents Réunionnais relevant de l’Aide sociale à l’enfance furent déplacés par l’État vers l’Hexagone dans le cadre de la politique générale d’émigration conçue pour lutter contre la crise démographique, économique et sociale de la Réunion et afin de contribuer au repeuplement de territoires sujets à un important exode rural. Une idée simple, qui a sûrement paru pertinente à nos gouvernants d’alors et qui était pourtant terrible de par ses conséquences.

Ces enfants sont connus sous le nom des «Réunionnais dits de la Creuse », bien qu’ils aient été placés également dans 82 autres départements.

Certains sont aujourd’hui réunis dans cette salle, pour un évènement, à la fois studieux et artistique, chargé en émotion, qui relève avant tout d’un chemin de mémoire qui, j’ose l’espérer, sera un début de réconciliation.

Mesdames et messieurs, c’est avant tout à vous que je veux m’adresser aujourd’hui, ainsi qu’à tous ceux qui auraient aimé être là parmi nous cet après-midi, au nom de la République française.

Le ministre des outre-mer, sachez-le, suit ce dossier avec la plus grande attention et m’a demandé aujourd’hui de le représenter.

En soutenant l’organisation de cet évènement inédit sur l’île, en facilitant vos déplacements et ceux de vos proches malgré le contexte sanitaire contraint et, enfin, en répondant présent, par ma voix, à votre invitation ce jour, l’État poursuit cette démarche constructive, qui nous permettra, je le souhaite profondément, de nous réconcilier avec cette histoire qui est bien sûr la vôtre mais aussi celle de la Nation.

Oui, cette histoire est la nôtre. Traumatisante pour certains ex-mineurs. Grave pour nous tous. Nous la regardons aujourd’hui en face, avec lucidité, à vos côtés et sans tabous, tous guidés, ensemble, par la recherche de l’apaisement, de la vérité et de la reconstruction.

Trop longtemps méconnu, cet épisode douloureux était enfoui dans une histoire oublieuse et était, à bien des égards trop lourd, trop traumatisant pour être raconté, verbalisé. Ce n’est qu’au milieu des années 1990 qu’il a commencé à refaire surface. La plainte déposée contre l’État en 2002 a constitué un tournant de ce chemin de mémoire et de reconnaissance. Au cours des 6 dernières années, des actes forts des pouvoirs publics ont fait entrer l’histoire dite des « enfants de la Creuse » dans l’histoire de France :

En février 2014, tout d’abord, par le biais d’une résolution mémorielle portée par vous, Madame la Ministre, lorsque vous étiez députées et qui a été votée par l’Assemblée Nationale. Une première étape. Il ne s’agissait pas d’instruire un procès, tâche incombant à l’institution judiciaire, mais de reconnaître la responsabilité morale de l’État et d’aller plus loin dans la connaissance de ce qui s’est passé. Ce fut ainsi chose faite :

  • d’une part, les Représentants de la Nation reconnaissaient que l’État avait « manqué à sa responsabilité morale [envers ces pupilles]».
  • d’autre part, les députés demandaient à ce que « la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée » et à ce que « tout soit mis en œuvre pour permettre aux ex-pupilles de reconstituer leur histoire personnelle ».

En février 2016, ensuite, lorsque le Gouvernement, comme il s’y était engagé et par la voix de George Pau-Langevin, alors ministre des outre-mer, a installé, une commission nationale d’information et de recherche scientifique composée de cinq personnalités qualifiées, dont 4 [un sociologue, Philippe Vitale, également président de la commission, 2 historiens messieurs Gilles Gauvin et Prosper Eve, un ancien député et géographe, Wilfrid Bertile] sont aujourd’hui présentes.

Messieurs, je vous remercie pour votre présence ce jour. Vos travaux scientifiques, minutieux, inédits, basés notamment sur l’analyse approfondie de documents d’archives, la réalisation de nombreux entretiens et l’analyse contextualisée des politiques publiques de protection de l’enfance, ont permis la remise, en 2018, après 2 ans de recherches, du rapport final de la Commission.

Le rôle civique de l’historien, le rôle que vous avez eu dans ce processus mémoriel et la reconstruction de ce récit national, est incontestable.

Comme le disait si justement Marguerite Yourcenar « Le coup d’œil sur l’histoire, le recul vers une période passée ou comme aurait dit Racine vers un pays éloigné vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, de voir davantage les problèmes et de trouver les solutions ». Voilà simplement dit une part de notre travail de ce jour.

En novembre 2017, le Président de la République dans une lettre adressée aux présidents des associations a indiqué qu’il « apparaît à présent, avec les lumières du recul de l’Histoire, que cette politique était une faute car elle a aggravé dans bien des cas la détresse des enfants qu’elle souhaitait aider ».

Mais l’histoire a aussi vocation à éclairer le politique dans sa prise de décision. Ce fût chose faite là encore : plusieurs de vos préconisations ont été retenues.

Un accompagnement administratif, matériel et psychologique des personnes qui ont fait le choix de reconstituer leur histoire personnelle s’est mis en place au cours des 3 dernières années, dans un esprit de simplicité, de transparence et de justice. Vous avez été associés à leur mise en œuvre, qui se poursuit actuellement.

Des dispositions concrètes ont notamment été prises pour lever les obstacles à la reconstitution des histoires personnelles des ex-mineurs qui souhaiteraient s’engager dans cette voie, par une aide à la mobilité et au séjour sur place et par la définition d’une procédure de consultation sécurisée de la liste des enfants. Je tiens d’ailleurs à remercier le Conseil départemental et l’UDAF pour leur engagement résolu et bienveillant sur ce dispositif.

Des décisions doivent encore être prises concernant les modalités concrètes du suivi psychologique envisagé.

Par ailleurs, afin de garantir la juste place de cet épisode dans notre histoire collective, sous l’égide des autorités académiques, des stages de formation ont été organisés à destination des enseignants. Un ouvrage intitulé Comment enseigner l’histoire des « enfants dits de la Creuse » ? va être prochainement diffusé par le réseau Canopé. Je tiens à remercier le Rectorat de la Réunion pour ce travail.

Divers ouvrages, notamment sous la forme d’une bande dessinée, ont également été publiés récemment, concourant à la connaissance et à la diffusion de cette histoire. Enfin, et non des moindres, un projet de plaque mémorielle est envisagé dans les tous prochains mois à l’aéroport d’Orly pour, là encore, faire œuvre d’histoire et de mémoire.

Les échanges qui vont suivre cet après-midi s’inscrivent pleinement dans cette dynamique constructive. Ils s’annoncent riches, mêlant histoire collective et personnelle ; histoire et mémoire ; droit et, forcément, émotion.

Puissent-ils vous aider à renouer avec vos racines, à vous réapproprier votre mémoire, à apaiser ensemble notre histoire. Au-delà, puissent vos travaux contribuer à faire mieux connaître les ombres de notre passé collectif et être source de propositions pour améliorer à l’avenir la protection et les droits des enfants. Je me chargerai personnellement, si vous le souhaitez, de transmettre au secrétaire d’État en charge de la protection de l’enfance, les propositions qui émergeraient en ce sens.

Merci en tout cas à ceux et celles qui, par leur abnégation, leur engagement, parfois leur combat, ont permis de remettre à sa juste place cette page, certes honteuse mais terriblement réelle, de notre histoire collective et d’engager ce travail de réconciliation qui, seul, permet de laver les fautes des États, lorsqu’ils sont grands et démocratiques, lorsqu’ils sont dignes de leurs valeurs.

Je vous redis avec sincérité l’émotion d’avoir été des vôtres aujourd’hui et je vous remercie pour votre attention.

Jacques Billant, préfet de La Réunion