Retour au rond-point des Azalées… SOCIÉTÉ

… Que l’autorité publique devrait accompagner et soutenir avec détermination… Pas mal de problèmes accablent La Réunion ! Pas besoin d’y réfléchir à s’en épuiser, on pourrait bien en résoudre plusieurs en réalisant ce que la plupart des gens attendent : la moralisation et l’assainissement de la vie publique. Ça changerait nombre de pratiques individuelles et collectives dans les milieux politiques, institutionnels, professionnels, sociaux… On respirerait mieux. Dans beaucoup de milieux, on vivrait simplement une existence plus vivable…

Dans leurs « ron kozé » et leurs débats, les militants rencontrés aux Azalées évoquent une multitude d’exemples, après tout assez ordinaires, qui reposent sur une observation de comportements sociaux inciviques de « gens importants », qui se répètent, et qui, du fait d’une conscience collective croissante et de mieux en mieux informée, sont devenus profondément inacceptables.

La société réunionnaise entière est aux prises avec ces questions éthiques fondamentales

Là, je recueille ces exemples en les mesurant à ma propre expérience : La première évocation est celle de l’exploitation salariale qui nourrit la société de caste, le travail au noir et les politiques d’assistance. La seconde suit de près qui renvoie aux péripéties d’un néocolonialisme opiniâtre et juste derrière, au racisme systémique dans lequel trempent nos représentations inconscientes du monde et qui nous rappelle que la matrice de l’existence de notre société créole est restée de l’autre côté de la planète, « lot koté la mer ».

Au cours des échanges, je repère ensuite sans problème, tellement il semble massif et révoltant, le zembrocal judiciaire invraisemblable qui tisse une justice véritablement de classe (que d’autres appellent « coloniale ») avec la partialité apparemment structurelle de certains magistrats plus enclins à se soumettre aux hiérarchies dominantes qu’à dire le droit.

Dans un domaine adjacent, difficile également d’ignorer les exactions habituelles visant particulièrement la spoliation foncière, avec leurs outils privilégiés que sont les malversations réputées de nombre de représentants des corps auxiliaires de la fonction publique : notaires, huissiers, avocats, géomètres, responsables du cadastre, …

Oui, les ron kozé des Azalées ne redoutent pas d’aborder un ensemble de difficultés sociales constituées par un patriarcat indéracinable autorisant, en la dissimulant à peine, une culture quasiment immuable du viol, ou une politique hyper-sécuritaire menée par le gouvernement actuel, ou la corruption ordinaire d’une partie du personnel politique des collectivités locales, ou les formes les plus destructrices du capitalisme, structurant les situations de monopole qui anéantissent l’économie locale et nourrissent l’inactivité professionnelle systémique, ou encore la censure médiatique, imposée par la crainte bien entretenue d’un étranglement financier de la part de puissants annonceurs …

Des convictions partagées, mais… une lutte solitaire

Quand j’écoute ces propos, j’ai la conviction que la plupart des détenteurs honnêtes de la moindre autorité, aussi bien que la majorité des citoyens informés et conscients, partagent de façon explicite cette exigence de salubrité publique et dénoncent eux-mêmes les pratiques, sommairement énumérées ici, qui vandalisent l’âme même de la société réunionnaise…

Mais ils se réfugient hélas trop fréquemment dans une cécité prudente et une inaction de fait, largement répandues ! Chacun son chacun et y aura point bataille… Et comme généralement en France, je crains qu’on compte toujours sur la volonté et la visite d’un ministre parisien pour « régler tous les maux qui rongent La Réunion… »

M’approchant de ces idéalistes militants qui gravitent autour des Azalées, je tombe sur leurs écrits dont, aux yeux des « réalistes » du clientélisme local, la prétention n’a d’égale que la naïveté : « Choisir de lutter ensemble, c’est réellement travailler à construire le nouveau monde dont nous rêvons et détruire ce que nous ne voulons plus du vieux monde. C’est refuser que perdurent ces pratiques destructrices… ». Et leurs actions, parfois protestataires, et le plus souvent constructives, illustrent la légitimité et la cohérence de leurs propos.

Mais comment donc la société réunionnaise entière pourrait-elle ne pas soutenir avec enthousiasme et détermination ces courants et leurs initiatives … et les autorités publiques leur déclarer leur appui résolu et leurs encouragements, au nom d’un civisme partagé ? Et on pourrait même l’invoquer, tenez donc, « au nom de la République exemplaire »…

Dans ces propos, qu’on ne me prenne pas pour un gauchiste ou même un populiste ou un progressiste. Je déteste ces tendances idéologiques. Je plaide pour des valeurs de vérité et de justice. Valeurs de la tradition la plus noble et la plus enracinées dans notre subconscient collectif. Et en la circonstance, je ne suis vraiment pas un militant. Juste un observateur et un témoin, bien sûr subjectif, de l’élan qui rassemble ce laboratoire social autour du rond-point des Azalées.

Cette expérimentation est restreinte sans doute, partisane certainement, mais porteuse d’une dynamique éthique et patriotique réelle, partagée entre des dénonciations mille fois légitimes, d’un civisme exemplaire et des initiatives d’action constructives courageuses. De plus toutes menées dans une solidarité étonnante. Et ses initiateurs acceptent même les désaccords sur leurs différentes prises de position…

« La convergence de nos engagements, ajoutent leurs écrits, se doit d’admettre l’hétérogénéité du mouvement ainsi que la diversité des techniques que nous co-créons. C’est en choisissant de lutter ensemble, étape par étape, que les liens entre nos différents objectifs nous paraîtront véritablement évidents, et que notre nouvelle organisation sociale verra ses traits s’affiner. »

Une pratique démocratique qui éloigne des échecs retentissants de la Politique de la ville…

Pour être un professionnel parfois concerné par la chose, les rencontres de convergence des Azalées me font immanquablement penser à la politique de la ville et aux conseils citoyens derrière lesquels courent en vain les mairies depuis des dizaines d’années, au nom de la démocratie participative.

En s’éloignant remarquablement de trop de semblants de consultations et de concertations sans effet, bien trop souvent mystificatrices, les « ron kozé » des Azalées me renvoient surtout à ces échecs répétés. Comme la confirmation que dans ce domaine, les décisions venant d’en haut sont inévitablement promises à la faillite…

Les militants engagés sur le rond-point s’appliquent à imaginer et élaborer une politique nouvelle, dont les visées pragmatiques contribuent à une recomposition d’un « savoir social » noyé dans la confusion ambiante nourrie par le « syndrome de la goyave de France », en matière

  • de restauration des modes élémentaires de la régulation sociale,
  • de rétablissement des liens sociaux, constitutifs de la société créole,
  • de promotion des valeurs concrètes de resocialisation et de citoyenneté.

Ils se consacrent au développement d’actions innovantes dans des domaines qui sont systématiquement explorés, tournées vers un agir avec le milieu et dans le milieu, en réinventant sans cesse des façons d’entraîner l’initiative des habitants/citoyens et de les associer effectivement aux actions qui les concernent.

Leurs engagements reposent sur des valeurs dont la qualité et l’authenticité impressionnent. Ils conduisent à développer des démarches et des structures audacieuses auxquelles sont assignés des objectifs opérationnels, visant avant tout à favoriser et susciter l’intérêt collectif, la créativité et l’énergie sociales.

Leurs façons d’agir dans ce laboratoire de changement est en passe d’esquisser concrètement des réponses à des questions fondamentales, telles celles de « l’utilité sociale », du pouvoir social d’agir de chacun et de son/ses groupe/s d’appartenance, des principes de la collaboration non fictive des habitants, de l’intégration sociale, des statuts sociaux et de la citoyenneté active de toutes et tous.

Leur démarche ne vise pas à décrire ce qu’on devrait faire, si on pouvait, mais à le réaliser. On est manifestement dans une « -praxie », une pratique de vie, qui conduit clairement à une stratégie d’interventions raisonnée et à des actions réelles.

En ce qui les concerne, une expérience connue se vérifie chez eux : les mouvements sociaux transforment profondément ceux qui y participent. C’est le miracle que déclenche les actions qu’ils engagent. Elle permet des ancrages durables dans la conscience des militants et de tous ceux qui sont en empathie avec eux. L’intérêt des autorités publiques est manifestement à terme, et même sous condition, de les soutenir résolument et de les encourager !

Arnold Jaccoud, psychosociologue