Notes élémentaires sur le vieillissement et les vieux… SOCIÉTÉ

Personne n’aime les crises. Elles menacent nos habitudes et notre tranquillité. « Notre espace de confort », disent les spécialistes. Leurs manifestations, redoutées et redoutables, entraînent la plupart du temps drames et souffrances.

Il arrive pourtant qu’elles soient parfois utiles.

Elles mettent brutalement en lumière de multiples situations, qu’avant on n’aurait jamais discutées et peut-être pas vraiment considérées Quel qu’ait pu en être le caractère scandaleux et intolérable. Elles dévoilent souvent ce qu’on savait déjà, même abominable, qu’on trouvait normal puisque habituel, donc qu’on préférait oublier ou mettre à l’écart. Avec sans doute cette différence énorme que ce qui demeurait jusqu’alors vaguement intellectuel et distant devient soudain sensible, émotionnel, révoltant.

On prend les établissements médicosociaux, EHPAD et maisons de retraite ? 7500 en France. Ils sont bourrés de personnes âgées. 600 000 au moins. Banal.

Où voulez-vous mettre tous ces vieux en attente du cimetière ? Durant cette redoutable crise du Covid-19, on a pris conscience que le tribut payé par les résidents était terriblement élevé, globalement plus de 10 000 décès selon les « calculs officiels », sur un total de plus de 28 000 sur le territoire national. Derrière chaque décès, un drame humain, d’autant plus éprouvant qu’il était encadré par la répression de toute proximité affective et affectueuse. La mort n’est décidément pas une abstraction.

On a donc raison de prêter une attention inquiète aux conditions de vie et de confinement auxquels les EHPAD soumettent ou ont soumis leurs résidents. On a raison de s’interroger sur l’éventualité du refoulement des patients de plus de 75 ans dans les services de soins intensifs (ARS – Décision d’admission des patients en unités de réanimation et unités de soins critiques dans un contexte d’épidémie à Covid-19 – du 19 mars 2020).

On a raison de s’inquiéter de l’usage des injections de Rivotril, en tant que passeport pour une mort douce, faisant l’objet d’un décret élargissant sa prescription (plus ou moins collégiale) en dehors du cadre strictement hospitalier. (Décret n° 2020-360 du 28 mars 2020 complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire – JORF n°0077 du 29 mars 2020).

Marginaux …

Mais ces inquiétudes, quoi que parfaitement fondées, apparaissent un peu comme l’aiguille de la branche du cryptomeria qui nous cache la forêt. L’aiguille, ce sont les affligeantes tribulations sanitaires et l’hécatombe des résidents des EHPAD. La forêt, c’est la marginalisation sociale en France des 15 millions de retraités. On se focalise sur l’aiguille du cryptomeria, accablante et angoissante il est vrai, … ce qui facilite le manque coutumier d’intérêt pour la forêt.

Dans l’ombre du COVID-19, le problème majeur des seniors passe presque inaperçu. Il est cependant difficile de croire sans réticence que dans les sphères dirigeantes de notre société, on pleure avec sincérité sur le sort des pensionnaires des EHPAD, confinés et exterminés par milliers, alors que les économistes libéraux hurlent depuis des années à propos du coût de la prise en charge des retraités. Disons que ça peut entraîner quelques larmes de crocodile. Pas plus.

Mieux même : Au plus fort de la menace pandémique, les argumentations se sont élevées pour s’inquiéter que l’on puisse vouloir protéger nos aînés du virus et ainsi les « maintenir en vie à tout prix », en sacrifiant inconsidérément l’avenir économique des jeunes. Pour faire plus soft, d’autres invitaient les seniors à un confinement hyper strict, de façon à s’assurer que de plus jeunes qu’eux pourraient bénéficier, si nécessaire, des rares places en réanimation.

Globalement, en cas de fluctuation, la logique majoritaire tranche sans broncher qu’il est préférable de se débarrasser des vieilles personnes, malades, faibles et vulnérables. C’est de la « sélection naturelle », médicalisée en la circonstance. Elle n’est peut-être pas explicitement intentionnelle, mais personne ne va se plaindre.

Alternative très efficace pour la gestion des retraites… à utiliser sans trop de distinction à partir de 60 ans. Les complotistes suggèrent qu’il semblerait que ce soit à l’étude dans les ministères… « On n’y peut rien, c’est le Covid-19 qui les a décimés… »

Disciplinés et dociles, les seniors bien portant ont respecté volontairement les consignes d’incarcération qui leur étaient destinées. Pour leur part, les pensionnaires des EHPAD n’ont pas eu la possibilité d’en discuter. Elles ont été imposées d’autorité dans les établissements. Difficile de savoir s’ils ont tous consenti à croire que c’était pour leur bien et celui de la population. Parfois, les mesures de protection sont bien pires que le mal dont elles cherchent à nous protéger.

À partir d’un certain âge, chaque jour compte. Contraints à l’exil affectif, privés des liens vitaux avec leurs enfants et petits enfants, dépossédés de leur libre arbitre élémentaire, combien d’entre eux ont vu leur état se dégrader, non à cause du virus, mais du fait de la destruction de leur cadre de vie et de leur bien-vivre, sous l’effet d’injonctions sanitaires supposées être salvatrices.

Il faut le répéter, en dehors de l’attention soutenue qui leur a été accordée sous l’effet de la crise sanitaire, la modération de la considération réelle que la société française témoigne à l’égard de ses aînés n’est pas une exception. Dans nos civilisations avancées, la marginalisation sociale des seniors ne chagrine pas plus que ça.

À condition que ce qu’on appelle « l’économie » s’y retrouve tout de même. Il semble avéré que l’ordre immuable de nos sociétés capitalistes parvient toujours à transformer en aubaine (financière bien entendu !) les situations les plus ordinaires. Dans la « silver economy », matière première inépuisable et économies d’échelles font toujours excellent ménage.

Tout ce qu’on fait pour vous !

Il n’est pas question pour autant d’affirmer universellement que le destin des vieux n’est caractérisé que par des négligences à leur égard. Je ne le crois pas. Au contraire, il arrive que les autorités en aient le souci et manifestent une sollicitude jalouse envers les gramouns. On n’a qu’à additionner les plans seniors, le développement des métiers d’aides à la personne et d’auxiliaires de vie, les salons des aînés, l’extension des missions des CCAS, les associations de défenses des intérêts du 3e et du 4e âge, les clubs et organisations d’activités physiques adaptées, la multiplication des manifestations, des subventions et mesures variées en faveur des vieux…

Le problème est que, quelles qu’elles soient, toutes les stratégie à la base de ces actions conduisent trop souvent à l’accroissement des infantilisations et des dépendances. Et que prospèrent les fragilités et les vulnérabilités qui les alimentent !

Tous âgés, tous différents

On ne peut parler des seniors comme d’une catégorie homogène.

La retraite qui promet à chacune et à chacun, selon les statistiques, au moins vingt ans de vie active, ne change rien en matière d’inégalité sociale et de fortune. Toujours sévira la distinction, voire la confrontation, entre pauvres et riches, ou entre élite puissante et classes populaires. Impossible d’atténuer les disparités.

Les classes d’âge s’illustrent habituellement par des comportements relativement caractérisés. Si, jusque vers 70 ans, les fraîchement retraités sont souvent heureux de s’affranchir des obligations imposées par le travail et jouissent, s’ils en ont les moyens, des multiples options que leur offre leur « liberté », il leur arrive souvent de s’impliquer comme bénévoles dans les associations socioculturelles et humanitaires.

Touchés graduellement, mais de façon toujours inégale, par les fragilités de l’âge, vers 80 ou 85 ans, on les voit s’introvertir et s’affranchir de leurs engagements sociaux. C’est alors qu’intervient habituellement le recours de plus en plus intense aux soins et au soutien de leurs proches et des professionnels.

Arnold Jaccoud (notre photo), psychosociologue